RSOC Vol. 03 No. 02 2006 pp 25 - 27. Publié en ligne 09 août 2006.

Au-delà de VISION 2020 : mettre progressivement en place aujourd’hui les équipes de soins oculaires de demain

Daniel Etya’ale

Coordinateur de VISION 2020 pour l’Afrique, Programme de prévention de la cécité, Organisation mondiale de la Santé, 20 Avenue Appia, CH-1211, Genève 27, Suisse.


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Démonstration d’examen oculaire. Zul Mukhida/Sightsavers
Démonstration d’examen oculaire. Zul Mukhida/Sightsavers

Introduction

Après le lancement de VISION 2020, une de nos premières tâches a été l’organisation d’ateliers nationaux de planification dans les différents pays d’Afrique, au point que d’ici à fin 2006, l’ensemble du continent aura été complètement couvert. À l’origine, nos objectifs étaient fort modestes et s’exprimaient essentiellement en termes de chiffres à améliorer, mais les ateliers successifs nous ont révélé des réalités bien plus complexes. Aujourd’hui, notre perception de ce qu’il faut aux pays pour relever les défis de VISION 2020 et en pérenniser les acquis a fondamentalement changé. Ainsi, cinq ans et plus de 40 ateliers plus tard, une évidence nous paraît incontournable : il faudra bien plus qu’une simple embellie des statistiques pour atteindre les objectifs de VISION 2020 en Afrique. En effet, les lacunes actuelles, les faibles résultats et l’impact limité des activités en cours ne s’expliquent pas seulement par le peu de ressources disponibles ; ils s’expliquent aussi et surtout par la quasi-inexistence, dans la plupart des pays, de véritables structures et politiques de soins oculaires permettant de rationaliser et de soutenir ces activités. D’où l’urgence d’une réflexion plus globale sur les véritables enjeux de VISION 2020, qui s’intéressera certes à tous les dysfonctionnements actuels dans la prestation des soins oculaires en Afrique, mais s’attachera plus encore à en comprendre et à en corriger les causes structurelles sousjacentes. Cet éditorial veut suggérer quelques axes de réflexion prioritaires, notamment concernant le développement des ressources humaines.

Quels personnels pour réussir VISION 2020 ?

Il n’existe pas de réponse claire à cette question pour le moment. Toutefois, l’OMS a esquissé une sorte d’équipe minimum réunissant l’essentiel des compétences nécessaires à la réussite de VISION 2020 dans les pays les moins nantis. Une telle « équipe type » comprendrait des ophtalmologistes, des infirmiers ou des techniciens spécialisés en ophtalmologie, des réfractionnistes/ optométristes, des techniciens en basse vision, des agents de santé communautaires ou leur équivalent, des techniciens en maintenance et, pour coordonner tout cela, des administrateurs/gestionnaires des services d’ophtalmologie et des programmes de lutte contre la cécité.

L’analyse situationnelle a cependant montré que dans la plupart des pays ces « équipes types » n’existent pas encore. Leur composition se limite souvent à quelques ophtalmologistes et infirmiers spécialisés en ophtalmologie ; pour certains secteurs prioritaires, comme la basse vision, il n’existe souvent pas un seul technicien dans tout le pays. La situation est bien plus préoccupante encore dans les pays francophones d’Afrique (subsaharienne), où les besoins sont en général plus importants et les déséquilibres plus frappants. Ainsi, au manque d’ophtalmologistes s’ajoutent souvent une pénurie criante de techniciens et d’infirmiers spécialisés en ophtalmologie et une absence quasi-totale (notamment dans le secteur public) d’autres personnels essentiels de soutien. Il existe encore aujourd’hui de nombreux pays où il y a davantage d’ophtalmologistes que d’infirmiers spécialisés en ophtalmologie, dont plusieurs formés sur le tas! Quand on sait qu’il faut en principe au moins deux infirmiers spécialisés par ophtalmologiste, on imagine facilement les conséquences néfastes de cette situation : des ophtalmologistes souvent « encombrés » de tâches secondaires qui pourraient être confiées aux infirmiers, des listes d’attente en chirurgie de la cataracte de plusieurs mois et un accès aux soins oculaires toujours fort limité pour ceux qui en ont le plus grand besoin. À cette pénurie quantitative et qualitative, il faut ajouter la forte concentration des ophtalmologistes (et des rares personnels de soutien) dans la capitale. Ici encore, cette tendance est plus marquée dans les pays francophones. Son inévitable conséquence est que des régions entières sont desservies, au mieux, par les structures des ONG éventuelles et, au pire, par quelques rares infirmiers spécialisés souvent abandonnés à eux-mêmes. Dans de nombreuses régions, même ce minimum n’existe pas.

Personnel, structures et politiques des soins oculaires : des problèmes liés

Il apparaît clairement qu’on ne peut pas aborder la question du personnel sous le seul aspect des besoins quantitatifs, en faisant abstraction du reste, comme cela a souvent été le cas. La preuve en est qu’en Afrique subsaharienne, près d’un tiers des pays ont atteint ou dépassé les minima recommandés par l’OMS pour les pays moins nantis (deux ophtalmologistes par million d’habitants), mais n’ont pas encore pour autant amélioré le volume ou la couverture géographique de leurs prestations. Comment sortir de ce cercle vicieux ? Peut-on même s’en sortir ? Une réponse formelle à cette question n’est peutêtre possible qu’à travers une recherche opérationnelle bien menée. En attendant, il est urgent qu’on commence enfin à s’intéresser aux deux autres volets importants, longtemps négligés, de toute stratégie de développement des ressources humaines : les structures et les politiques de soins oculaires dans chaque pays. Très peu de pays ont à ce jour mis en place une politique claire et cohérente de développement des ressources humaines : une politique basée sur une évaluation des besoins par région en nombre et en type de personnels ; qui définit clairement les modalités de recrutement, de déploiement et de rétention du personnel ; et enfin, qui définit les mesures spéciales pour encourager le personnel à travailler dans les régions pauvres et à y rester un minimum de temps.

Sur le plan des structures de soins, à l’exception de l’Afrique du Sud et de certains pays du Maghreb, le gros du personnel national travaille dans des structures étatiques. Ces structures sont souvent les seules à avoir une plus grande couverture nationale, tout au moins sur le plan des infrastructures. Malheureusement, leurs infrastructures et leurs équipements sont le plus souvent vétustes et peu fonctionnels, rendant l’exécution même des actes les plus élémentaires difficile, voire impossible, et constituant une source importante et permanente de démotivation pour le personnel. Ces structures souffrent aussi de pénuries chroniques (jusqu’à neuf mois par an dans certains cas) en médicaments et autres consommables essentiels, avec comme principale conséquence le caractère aléatoire des prestations des soins dispensés et, surtout, leur influence négative sur la fréquentation de ces structures. L’autre principal acteur dans les prestations de soins « grand public » est le groupe de structures appuyées par les ONG et autres missions caritatives. Elles constituent présentement la « cheville ouvrière » des prestations en santé oculaire, aussi bien au niveau curatif que préventif, contribuant par exemple jusqu’à 80 % dans la prise en charge de la chirurgie de la cataracte dans de nombreux cas. De telles performances seraient d’un apport beaucoup plus considérable encore si ces structures avaient la même « envergure territoriale » que celles du gouvernement. Tel n’est hélas pas le cas car, en réalité, ces résultats sont souvent obtenus par un nombre limité de centres de soins oculaires. Si on ajoute à cela le fait que l’ensemble des prestations actuelles (tous partenaires confondus) ne couvre à peine que 20-25 % des besoins, on comprend mieux pourquoi il est urgent de réhabiliter et de renforcer les structures de l’État. Même si les ONG avaient la possibilité aujourd’hui de doubler leur capacité actuelle, il resterait encore à couvrir au moins 50 % des besoins et les objectifs de VISION 2020 seraient toujours loin d’être atteints. Mais il y a plus important encore. VISION 2020 n’est pas seulement des objectifs minimaux à atteindre, c’est aussi, à beaucoup d’égards, un partenariat exemplaire. Or le succès d’un partenariat est d’abord et avant tout le succès de chacun des ses membres. Au niveau des pays, les seuls qui semblent réussir pour le moment sont les ONG et leurs partenaires. Si les structures étatiques ne sont pas renforcées, si rien n’est fait pour qu’elles aussi réussissent, il y a fort à parier qu’un tel partenariat ne résistera pas longtemps à l’épreuve du temps. L’enjeu est donc de taille. Fort heureusement l’ensemble des partenaires de VISION 2020 en sont conscients, si l’on en juge par les recommandations très pertinentes élaborées à ce sujet au cours de deux récentes consultations tenues à Addis Abéba en juillet 2005 et à Accra en février 2006.

Repenser complètement la formation du personnel de soins oculaires

Au regard des défis à relever pour réussir VISION 2020 en Afrique, l’apport des centres de formation existants reste, dans l’ensemble, largement inadéquat. Il existe plusieurs raisons à cela.

Il y a d’abord le caractère incomplet et fort limité de l’offre : les seules filières de formation existantes sont celles des ophtalmologistes et des techniciens spécialisés en ophtalmologie et la plupart des centres fonctionnent en dessous de leurs capacités réelles (par ex. deux ophtalmologistes par an dans des pays qui en utiliseraient facilement dix fois plus !). Quant aux filières de formation des autres membres de l’équipe type évoquée plus haut (p. 25), les rares centres de formation existants sont tous anglophones.

Il y a ensuite l’inadéquation entre, d’une part, les programmes de formation (certains ont très peu changé depuis plusieurs années) souvent plus théoriques que pratiques et, d’autre part, les défis à relever sur le terrain. Ceci s’explique largement par le fait que la grande majorité des programmes et des modalités de formation actuelles sur le continent reste calquée sur le modèle occidental classique : attentiste, centré à l’hôpital et pour lequel le malade n’existe que lorsqu’il traverse le seuil de l’hôpital ou de la clinique. Or un tel système marche bien dans les pays industrialisés, parce qu’il existe dans ces pays des structures de soins et du personnel ophtalmique en nombre suffi sant et sur l’ensemble du territoire. Le même système devient catastrophique lorsque, comme en Afrique, l’accès aux soins oculaires dépasse rarement les 30 % et les seules structures existantes sont concentrées dans la capitale. En même temps, les formations en ophtalmologie de santé publique, qui pourraient en grande partie combler ces lacunes et donner une dimension communautaire à la formation, restent encore plutôt l’exception que la règle. Une autre lacune importante des programmes de formation actuels est le manque de préparation des praticiens pour les tâches et fonctions « non cliniques » qu’ils devront assumer une fois sur le terrain. Ailleurs, notamment dans les pays industrialisés, la plupart des ophtalmologistes n’ont à se préoccuper que de leur malade. Dans beaucoup de pays d’Afrique, au contraire, un jeune médecin ophtalmologiste peut être nommé chef d’un service provincial d’ophtalmologie deux mois après sa sortie de l’école. Il doit alors assumer la gestion administrative et fi nancière de son service ainsi que de son personnel, alors que sa formation ne l’a préparé (et encore !) qu’à la prise en charge des malades, et il lui faudra quelques mois pour apprendre sur le tas les préliminaires de l’administration.

D’où l’urgence d’inclure des modules de formation en gestion et en administration dans le cursus de tout ophtalmologiste ou infi rmier devant travailler en Afrique. De même, parce que les ophtalmologistes ne sont actuellement formés que pour prendre en charge les patients qui viennent jusqu’à eux, il faudrait dès que possible commencer à les former à se préoccuper aussi de ceux, bien plus nombreux et souvent plus nécessiteux, qui ne viendront peut-être jamais jusqu’à eux. On pourrait déjà, en attendant l’avènement de ces nouveaux cursus mieux adaptés à notre contexte, introduire des modules complémentaires dans ces domaines – en commençant, peut-être, par les proposer à ceux qui arrivent actuellement en fi n de formation.

Conclusion

Les défi s à relever pour atteindre les objectifs de VISION 2020 en Afrique sont multiples. Ils requièrent des mesures adaptées, prenant en compte l’ensemble des contraintes et problèmes identifi és, en particulier ceux liés aux structures et aux politiques de soins oculaires. Plus tôt les structures pérennes seront en place dans chaque pays et plus rapidement se fera la mise en œuvre de VISION 2020. Mais la réussite de VISION 2020 passera aussi par la formation d’un nouveau type d’ophtalmologiste « 5 ou 6 étoiles », qui sera tout à la fois un excellent clinicien, chirurgien et chercheur, mais également formateur, administrateur et gestionnaire, communicateur, et enfi n étudiant à vie ! Un ophtalmologiste qui évoluera au sein d’une équipe de soins oculaires complète, dans laquelle les tâches seront clairement réparties et avec laquelle il (elle) se sentira responsable de la santé oculaire de l’ensemble de la communauté.

Vu sous cet angle, VISION 2020 apparaît à la fois comme un programme avec des objectifs à atteindre à court, à moyen et à long terme, mais aussi comme une opportunité unique pour commencer à construire, dès aujourd’hui, l’ophtalmologie de demain, bien au-delà de 2020. Le défi est énorme, mais certainement à notre portée. Le plus diffi cile, pour certains d’entre nous, sera sans doute de nous réinventer.