RSOC Vol. 02 No. 01 2005 pp 12 - 13. Publié en ligne 01 août 2005.

Ceux qui n’utilisent pas les services de soins oculaires : « Rendre visible l’invisible »

Martine Donoghue BSc MSc

Chercheuse attachée au Department of Epidemiology & Health, London School of Hygiene and Tropical Medicine, Keppel Street, London WC1E 7HT, Royaume-Uni.

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Il faut adopter des stratégies afin de promouvoir l’égalité dans l’accès aux services de soins oculaires et leur utilisation. Joseph Oye
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Introduction

L’utilisation des services de santé est influencée par un ensemble de facteurs psychologiques, sociaux, culturels, économiques et pratiques. Les services de soins oculaires ne font pas exception à la règle. Cependant, on a généralement tendance à supposer que, lorsque les services de soins oculaires sont disponibles, ils sont utilisés par les personnes qui ont en besoin, particulièrement lorsqu’ils sont gratuits. Cet article porte sur l’utilisation insuffisante des services de traitement de la cataracte dans les pays en développement et tente d’en éclaircir les raisons. Nous avons étudié le point de vue de l’individu ayant un problème oculaire.

Le faible intérêt suscité par la chirurgie de la cataracte

Le faible intérêt suscité par la chirurgie de la cataracte diminue sérieusement l’efficacité des programmes de prévention de la cécité. Selon l’OMS, à l’échelle mondiale, les services de soins oculaires ne sont actuellement utilisés que par un quart des personnes qui en ont besoin1. Cette observation est confirmée par les résultats d’études menées en Inde et au Népal, qui montrent que les taux d’utilisation des services de soins oculaires et de recours à la chirurgie de la cataracte varient de 7 à 35 %2-4

Les centres de traitement qui sont très demandés par les patients donnent l’impression trompeuse d’une bonne utilisation des services. Il ne faut pas oublier que :

Quelques institutions ne peuvent faire face à un problème de si grande envergure

Certains centres de traitement hautement réputés ne désemplissent pas. Cependant, tout compte fait, dans beaucoup d’autres institutions les salles d’attente et les lits sont vides. De plus, le nombre total de personnes qui se rendent aux centres de traitement ne représente qu’une fraction des personnes qui en ont besoin.

Les recommandations thérapeutiques sont souvent ignorées

Parmi les patients qui consultent les services de soins oculaires, tous ne suivent pas les recommandations thérapeutiques. Bien souvent, si on leur conseille de revenir à une date ultérieure, ils ne reviennent pas pour être traités. Cela est particulièrement vrai lorsque l’on recommande la chirurgie de la cataracte. Ces bénéficiaires potentiels du traitement de la cataracte espèrent sans doute une solution rapide sous forme de médicaments et ne reviennent pas par la suite, pour les raisons invoquées ci-dessous.

Qui utilise les services de cataracte ?

L’utilisateur type des services de soins oculaires est de sexe masculin, habite près du centre de traitement et son degré d’alphabétisation est peut-être supérieur à la moyenne2-4. Les données actuelles ne permettent pas de déterminer clairement si les croyances des utilisateurs, en ce qui concerne la santé, diffèrent fondamentalement de celles des non-utilisateurs.

Les raisons d’une utilisation insuffisante des services de soins oculaires

Nous avons interrogé des personnes ayant des problèmes oculaires en Inde, au Népal et en Gambie 2-5. L’encadré montre les principales raisons invoquées pour ne pas recourir au traitement.

  • Crainte de s’abîmer la vue/les yeux ou autres craintes.
  • Impossibilité de s’absenter de sa famille/ responsabilités professionnelles.
  • Effet dissuasif des recommandations post- opératoires.
  • Coût du traitement.
  • « Je me débrouille » – un traitement n’est pas nécessaire.
  • « Je suis trop vieux/trop vieille ».
  • Fatalisme – « C’est la volonté de Dieu ».
  • « Il n’y a personne pour m’accompagner ».
  • Manque de transport.
  • Éloignement.

En dépit des différences géographiques et culturelles, les raisons invoquées par ceux qui n’ont pas recours au traitement font l’objet d’un remarquable consensus. Les perceptions sur le caractère majeur ou mineur des obstacles à l’utilisation des services varient d’un endroit à l’autre.

Il faut noter ces points importants :

L’ignorance n’est pas le problème principal

Les prestataires ont tendance à supposer l’utilisation des services est insuffisante parce que les utilisateurs potentiels ignorent que le traitement est disponible et en ignorent les bienfaits. L’« ignorance » explique sans doute que, dans certains cas, les services de soins oculaires ne soient pas utilisés, mais elle n’est pas la cause première. On sait en effet qu’il arrive que les services soient rarement utilisés par des communautés dont on sait qu’elles ont une bonne connaissance des problèmes oculaires et des options thérapeutiques et qu’elles ont accès à des services de proximité gratuits2.

Le comportement est rationnel

On pense très souvent que, pour recourir au traitement, il faut être motivé. Les individus sont effectivement motivés, mais par des raisons qui diffèrent de celles de la communauté des prestataires de services. Lorsqu’on les considère dans leur contexte, beaucoup de ces raisons sont logiques. Par exemple, la crainte qu’un traitement comme la chirurgie de la cataracte abîme les yeux n’est pas forcément irrationnelle. En réponse aux inquiétudes concernant la qualité des résultats de la chirurgie de la cataracte, l’OMS recommande fortement d’adopter de meilleurs systèmes de suivi et d’évaluation6. C’est un fait bien connu que « les mauvaises nouvelles se répandent rapidement ». Il est possible que les échecs thérapeutiques aient malheureusement plus d’impact que les réussites sur l’attitude des communautés envers le traitement des problèmes oculaires.

Le coût en temps et en argent

La résolution du problème du coût direct du traitement a représenté un souci majeur pour les prestataires de services. Toutefois, ceci ne représente qu’une partie des dépenses auxquelles doivent faire face les utilisateurs et leur famille. Les cadres des grandes villes ne sont pas les seuls à penser que « le temps, c’est de l’argent ». Ceci est encore plus vrai pour ceux qui vivent dans le besoin. Pour recevoir un traitement, il faut négliger provisoirement ses responsabilités quotidiennes. Lorsque l’on doit « travailler aujourd’hui pour manger aujourd’hui », l’intervention thérapeutique à un stade précoce représente un luxe inabordable. En outre, les coûts augmentent encore lorsque d’autres membres de la famille sont impliqués, par exemple parce qu’ils accompagnent la personne ou lui administrent les soins.

Âgisme

Les attitudes négatives envers la vieillesse deviendront un obstacle au traitement encore plus important, si l’on ne s’attaque pas activement à ce problème. La cataracte est une maladie liée à l’âge. Au vu des prévisions démographiques et des schémas d’espérance de vie, ce sont souvent des femmes ou des veuves qui auront besoin d’une intervention chirurgicale. Dans beaucoup de communautés, elles représentent justement les personnes que l’on a tendance à oublier.

« Je n’ai pas besoin de traitement – je peux me débrouiller »

Un nombre plus ou moins grand de personnes affirment qu’elles se débrouillent et ne voient pas l’intérêt d’un traitement ou d’une intervention chirurgicale2-5. Cette attitude s’observe également chez les personnes présentant une cécité bilatérale. Ceci est quelque peu surprenant. Une des explications possibles est que ces personnes se sont adaptées à leur incapacité sans désavantage apparent. D’un autre côté, cette attitude peut dissimuler des obstacles cachés. Ces personnes ont peut-être pesé le pour et le contre du traitement et décidé que cela n’en vaudrait pas la peine – en d’autres termes, « je me débrouillerai ». À l’heure actuelle, cette question n’est pas claire et mérite d’être approfondie.

Conclusion

Il nous faut mener des actions de sensibilisation à l’utilisation insuffisante des services de cataracte. Il faut également adopter des stratégies afin de promouvoir l’égalité concernant l’accès aux services de soins oculaires et leur utilisation. Les personnes qui n’utilisent pas les services de soins oculaires savent pourquoi elles ne demandent pas à être traitées. Il est donc crucial que les prestataires de services s’enquièrent de l’opinion des communautés et soient à leur écoute.

Afin d’augmenter l’intérêt suscité par le traitement de la cataracte et d’en motiver les bénéficiaires potentiels, on a favorisé des stratégies d’éducation sanitaire ou de motivation sociale, telles que l’emploi d’éducateurs présentant une aphaquie. L’importance de la motivation sociale ne doit pas être négligée, mais celle-ci ne représente en aucun cas une solution miracle. L’expérience à long terme, ainsi que des données probantes3 , ont prouvé qu’il ne suffit pas de donner l’exemple. Il est important d’étudier l’interaction entre les facteurs sociaux, économiques et culturels afin de comprendre l’utilisation des services et développer des stratégies d’intervention efficaces. Les raisons invoquées pour expliquer l’utilisation insuffisante des services sont souvent liées à la pauvreté, à l’inégalité des sexes et au manque de participation à la prise de décision. Résoudre ces problèmes est un véritable défi. Sur le plan pratique, nous pouvons commencer par :

  • améliorer l’évaluation des résultats de la chirurgie de la cataracte.
  • fournir une consultation et un suivi « en accéléré » dans la communauté.
  • modifier les recommandations post-opératoires de façon à faciliter un retour rapide du patient à ses responsabilités quotidiennes.
  • promouvoir les bienfaits du traitement de la cataracte chez les personnes âgées.
  • tenir à jour de meilleurs systèmes d’information, afin que les personnes responsables de la planification puissent savoir exactement qui utilise et qui n’utilise pas leurs services.

Pour réussir dans cette tâche, il est essentiel de ne plus agir « sur » les communautés, mais au contraire d’agir « avec » les communautés.

Remerciements

Cet article a été largement influencé par d’autres personnes et par l’expérience de mes recherches dans le Tamil Nadu, en Inde. Je tiens à remercier vivement les habitants des communautés rurales du Tamil Nadu qui ont volontiers répondu à mes questions, ainsi qu’à celles de mes collègues de la London School of Hygiene & Tropical Medicine, du Aravind Eye Hospital et de SPEECH (une ONG locale). Je tiens à remercier tout particulièrement le professeur Astrid Fletcher pour avoir partagé son expérience en de nombreuses occasions et pour ses commentaires pertinents sur cet article. Notre recherche dans le Tamil Nadu a été financée par le Department for International Development (gouvernement du Royaume-Uni).

Références

1 Organisation mondiale de la Santé, VISION 2020 : The Right To Sight, Communiqué de presse WHO/12, 18 février 1999, OMS, Genève.

2 A. E. Fletcher, M. Donoghue, J. Devavaram, R. D. Thulasiraj, S. Scott, M. Abdalla, C. A. K. Shanmugham, P. Bala Murugan, « Low Uptake of Eye Services in Rural India : A Challenge for Programmes of Blindness Prevention », Arch. Ophthalmol., 1999, 117, 1393-9.

3 G. E. Brilliant, J. M. Lepkowski, B. Zurita, R. D. Thulasiraj, « Social Determinants of Cataract Surgery Utilization in South India », Arch. Ophthalmol., 1991, 109, 584-9.

4 G. E. Brilliant, L. B. Brilliant, « Using Social Epidemiology to Understand Who Stays Blind and Who Gets Operated for Cataract in a Rural Setting », Soc. Sci. Med., 1985, 21 (5), 553-8.

5 J. G. Johnson, V. Goode, H. Faal, « Barriers to the Uptake of Cataract Surgery », Tropical Doctor, 1998, 28 (4), 218-20.

6 Organisation mondiale de la Santé, Informal Consultation on Analysis of Blindness Prevention Outcomes, 16-18 février 1998, OMS, Genève.


Cet article a été précédemment publié dans Community Eye Health Journal, 1999, vol. 12, 31, 36-37.