RSOC Vol. 05 No. 05 2008 pp 04 - 05. Publié en ligne 01 janvier 2008.

Presbytie : prévalence, impact et interventions

Ilesh Patel

Attaché de recherche


Sheila K West

Professeur d’ophtalmologie préventive, titulaire de la chaire El-Maghraby
Dana Center for Preventive Ophthalmology, Wilmer Eye Institute, Johns Hopkins University, 600 N Wolfe St, Baltimore, MD, États-Unis.

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Test de la vision de près dans une communauté rurale. TANZANIE. Ilesh Patel
Test de la vision de près dans une communauté rurale. TANZANIE. Ilesh Patel

La presbytie est une perte du pouvoir d’accommodation du cristallin liée à l’âge. Elle se traduit par l’incapacité de l’œil à mettre au point de près. C’est le changement physiologique oculaire le plus répandu chez l’adulte : on estime que, pour chacun d’entre nous, ce changement entraîne progressivement une déficience de la vision de près au fur et à mesure que nous vieillissons.

Les personnes qui deviennent presbytes se plaignent parfois de maux de tête et de fatigue oculaire et elles doivent éloigner les objets de plus en plus loin pour que leur œil puisse effectuer la mise au point. Cependant, une fois que cette mise au point est réalisée, ces objets apparaissent alors parfois trop petits pour que le sujet puisse les identifier. La longueur du bras limite bien entendu ce mécanisme compensatoire. La solution la plus courante est la prescription de lunettes de correction de la presbytie.

Nous avons à présent de plus en plus conscience que la presbytie est une forme d’amétropie à laquelle il faut apporter une solution. Une bonne vision de près est importante, y compris pour les personnes qui ne s’en servent pas pour lire et écrire.

Prévalence

La prévalence de la presbytie dans les pays à faibles et moyens revenus est mal connue, car la plupart des études sur les vices de réfraction dans ces pays n’ont porté que sur la vision de loin. Il existe peu d’études sur la presbytie réalisées en population générale, ce qui permet difficilement de tirer des conclusions sur la prévalence de la presbytie dans l’ensemble de la population.

Un autre problème important concernant la recherche dans ce domaine est qu’il n’existe pas une définition unique de la presbytie acceptée par tous et qu’il n’y a pas non plus de méthode standard pour la mesurer. La prévalence de la presbytie va donc dépendre de la définition retenue, soit par exemple la taille des caractères à reconnaître et la distance à laquelle on teste l’acuité visuelle de près.

On peut cependant utiliser certaines études, dont celle que nous avons réalisée en Tanzanie rurale, pour se faire une idée de la prévalence de la presbytie dans les pays à faibles et moyens revenus. Notre étude portait sur les personnes âgées de plus de 40 ans et nous avons choisi l’optotype N8 (1M ou 4/10 d’acuité visuelle sur l’échelle de Snellen) comme limite pour mesurer l’acuité visuelle de près. Nous avons choisi cet optotype car il correspondait à la taille des caractères utilisés dans la presse dans ce pays. Nous avons mesuré l’acuité visuelle de près en plaçant le tableau de mesure à 40 cm du sujet.

Le sujet était considéré comme presbyte si les deux propositions suivantes étaient vraies :

  • le sujet n’arrivait pas à lire l’optotype N8, y compris avec correction de loin, si nécessaire
  • le sujet n’arrivait pas à lire au moins une ligne supplémentaire après l’ajout d’un verre correcteur de +1 dioptrie.

Le degré de presbytie était déterminé comme étant le nombre minimum de dioptries à rajouter pour obtenir l’amélioration maximale dans le nombre de lignes lues jusqu’à l’optotype N8.

En utilisant cette définition, nous avons trouvé une prévalence de la presbytie dans la population égale à 62 %, la prévalence augmentant avec l’âge11. Les données ajustées sur l’âge ont montré que la prévalence de la presbytie était plus élevée chez les femmes que chez les hommes. Une analyse à variables multiples a montré que les femmes avaient 46 % de chances supplémentaires d’être presbytes (cote de 146 contre 100). Dans toutes les tranches d’âge, les femmes présentaient également une presbytie plus grave que celle des hommes. L’éducation secondaire et une domiciliation en ville (plutôt que dans un village) étaient également deux facteurs liés de façon significative à une prévalence de presbytie plus élevée. Dans notre étude, seulement 6 % des personnes presbytes disposaient des verres de correction dont elles auraient eu besoin.

Une étude de la morbidité oculaire en Ouganda parmi les adultes vivant en milieu rural a montré que la presbytie était la première cause de consultation en ophtalmologie dans ce pays. Les patients présentant une presbytie non corrigée représentaient 48 % des personnes consultant pour une déficience visuelle2.

L’étude réalisée au Ghana par Morny, basée sur des registres hospitaliers, a mis en évidence une prévalence de la presbytie chez les femmes égale à 65 %3.

En Inde du Sud, Nirmalan et al. ont utilisé la même définition de la presbytie. Ils ont trouvé une prévalence de la presbytie égale à 55 % chez les personnes âgées de 30 ans ou plus4. Comme dans notre étude, la prévalence de la presbytie augmentait avec l’âge. Le sexe féminin, la domiciliation en milieu rural (plutôt qu’urbain), la myopie et l’hyperopie étaient associés à la presbytie. Un tiers des sujets presbytes portaient actuellement des verres de correction.

Au Brésil, Duarte et al. ont estimé à 55 % la prévalence de la presbytie chez les adultes âgés de 30 ans ou plus5. Là encore, l’âge et le sexe féminin étaient associés à une plus forte prévalence de la presbytie. Parmi ceux qui portaient des lunettes pour corriger la presbytie, 30 % avait en fait une correction inefficace. Cinquante-huit pour cent de l’échantillon, au total, ont signalé avoir besoin de leur vision de près pour accomplir leurs tâches quotidiennes.

Des études menées en Afrique, sur des patients examinés à l’hôpital, ont montré que la presbytie commençait plus tôt et était plus grave que dans les études menées en Europe et en Amérique du Nord6,7,8,9 Pointer, dans une étude réalisée en milieu clinique, a observé que la presbytie affectait les femmes plus tôt que les hommes10. Par ailleurs, plusieurs études ont mis en corrélation avec la latitude et le climat les variations géographiques que l’on observe dans l’âge auquel les sujets deviennent presbytes ; les climats plus chauds sont associés à une apparition anticipée de la presbytie11,12,13.

En résumé, les études réalisées à ce jour sur la presbytie dans les pays à faibles et moyens revenus montrent que :

  • plus de la moitié des adultes de plus de 30 ans sont atteints de presbytie
  • les femmes présentent à la fois une prévalence plus élevée de la presbytie et une presbytie plus grave
  • la majorité des personnes presbytes ne possèdent pas de lunettes de correction.

Impact

La presbytie affecte la qualité de la vie. Ceci paraît évident dans les pays à revenus élevés, où la lecture et l’écriture sont les principales tâches que l’on entreprend qui nécessitent une bonne vision de près. Par exemple, McDonnell et al. ont montré que, dans une population vivant aux États-Unis, la presbytie avait un impact négatif considérable sur la qualité de la vie relative à la santé14.

On a toutefois tort de penser que la presbytie n’a aucun effet sur la qualité de la vie lorsque la lecture et l’écriture sont moins essentielles dans la vie quotidienne, comme par exemple dans le cas des populations rurales dans les pays à faibles et moyens revenus.

Notre étude en Tanzanie a montré que la presbytie non corrigée a un impact considérable sur la qualité de la vie au sein des communautés rurales, où les principales tâches nécessitant une bonne vision de près ne sont ni la lecture ni l’écriture15. Nous avons trouvé que la vision de près était nécessaire pour vanner le grain, pour trier le riz, pour désherber ou sarcler, pour coudre, pour préparer les repas, pour habiller les enfants, ainsi que pour allumer et régler les lampes. Presque 80 % des personnes presbytes ont signalé des problèmes relatifs à leur vision de près et 71 % n’étaient pas satisfaites de leur capacité à effectuer des tâches nécessitant une vision de près.

Une bonne vision de près est également nécessaire pour accomplir de nombreuses tâches sur son lieu de travail. Une étude menée en Inde a par exemple montré que, dans une usine, les ouvriers souffrant de presbytie avait un rendement inférieur à celui de leurs collègues (résultat communiqué par Praveen K Nirmalan, LV Prasad Eye Institute, Hyderabad, Inde). Après correction de la presbytie, la productivité de ces ouvriers a augmenté de façon significative ; l’achat de verres correcteurs s’est donc avéré être un très bon investissement. Par ailleurs, dans la mesure où de plus en plus de transactions se font par écrit, les adultes dont la vision défectueuse ne leur permet pas bien de lire se trouvent défavorisés sur le plan économique.

Enfin, la presbytie non corrigée peut freiner le développement. L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) souligne de plus en plus l’importance de lutter contre l’illettrisme chez l’adulte pour améliorer l’efficacité des efforts de développement. Toutefois, il faut d’abord jouir d’une bonne vision de près pour pouvoir bénéficier des programmes d’alphabétisation.

Interventions

Bien que la communauté ophtalmologique développe de nouveaux traitements contre la presbytie, les verres de correction représentent une solution à la fois efficace et rentable pour les pays à faibles et moyens revenus. À ce jour, il existe cependant peu d’études portant sur les déterminants de l’utilisation des lunettes pour voir de près et sur les obstacles éventuels à leur utilisation. Il nous manque encore des données sur la disponibilité et l’accessibilité financière des services de correction de la presbytie, y compris un système pour distribuer efficacement des lunettes de qualité à un prix accessible.

Dans notre étude en Tanzanie, 92 % des personnes presbytes ont affirmé utiliser les lunettes de correction que nous leur avions donné. Presque la moitié des personnes interrogées s’en servaient plusieurs fois par semaine. Ceci nous a donné une indication de l’utilité d’une bonne vision de près en Tanzanie rurale, où beaucoup de personnes n’écrivent ni ne lisent régulièrement dans leur vie quotidienne. Nous avons observé qu’une amélioration de la vision de près avait entraîné une amélioration générale de la qualité de la vie. Ayant apprécié l’utilité d’une bonne vision de près, les sujets étaient plus disposés à payer pour obtenir des lunettes ou pour les remplacer le cas échéant. Un pourcentage élevé (69 %) de personnes avaient les moyens d’acheter les lunettes à un prix couvrant à la fois leur coût et leur acheminement. Les hommes avaient plus que les femmes les moyens de se payer des lunettes, alors qu’un plus grand pourcentage de femmes devaient dépendre de l’aide d’un tiers pour acheter ces dernières.

Dans notre étude, la majorité des personnes ne savaient pas où se rendre pour obtenir des lunettes. Parmi ceux qui ont déclaré savoir où aller, 10 % étaient en fait mal informés et 30 % n’avaient pas les moyens financiers de se déplacer jusqu’au lieu où les lunettes pouvaient être obtenues. De façon générale, le manque d’information sur les services de réfraction, une mauvaise accessibilité et l’existence de frais complémentaires (comme le transport) représentent autant d’obstacles supplémentaires pour les programmes d’intervention.

Notre expérience en Tanzanie suggère également que de nombreuses personnes ignorent qu’une correction optique permet de restaurer une bonne vision de près. En outre, la presbytie étant un processus progressif, certaines personnes finissent par oublier les avantages d’une bonne vision de près. Les programmes qui visent à corriger les vices de réfraction doivent reconnaître ces obstacles et sensibiliser la communauté à la presbytie.

Nos données suggèrent qu’en Tanzanie, les personnes vivant dans des villages en milieu rural et dans des petites villes ont beaucoup de difficultés à obtenir des lunettes de lecture15. En Inde du Sud, Nirmalan et al. ont montré que la majorité (93 %) des personnes presbytes portant des lunettes de correction avaient obtenu leur ordonnance auprès d’ophtalmologistes ; ces derniers exercent principalement dans les grandes villes4.

En général, l’évaluation et la correction de la presbytie requièrent un niveau de compétence modéré et elles peuvent être entreprises en dehors des services d’optique fixes. La fondation ScoJo, qui travaille en Afrique, en Amérique latine et en Asie, a démontré l’efficacité d’un modèle durable de distribution de lunettes de qualité à un prix abordable dans les zones rurales. Cette organisation offre aux femmes une formation qui leur permet ensuite d’établir un petit commerce de prescription et de distribution de lunettes de correction de la presbytie à un prix abordable. Une telle approche peut être menée de façon indépendante, tout en faisant partie intégrante d’un système global de santé oculaire ; en effet, un service de correction de la presbytie est parfois le premier point de contact pour les personnes souffrant d’autres problèmes oculaires et peut donc permettre d’identifier les personnes ayant besoin d’autres services de soins oculaires (voir encadré page 9).

Perspectives d’avenir

Il nous faut mener plus de recherches pour déterminer pourquoi certains groupes souffrent plus de presbytie. Le nombre de personnes presbytes va continuer à croître, au fur et à mesure que les pays à faibles et moyens revenus effectuent leur transition démographique vers le vieillissement de la population. La presbytie a un impact clairement démontré sur la qualité de la vie des personnes d’âge mûr et l’OMS devrait la prendre en compte dans sa lutte contre les vices de réfraction non corrigés. Il est aujourd’hui démontré que la presbytie représente un défi important en santé publique, car elle a un impact sur la capacité des personnes âgées à maintenir leur indépendance économique. Il est temps de chercher ensemble des solutions efficaces.

Références

1 Burke AG, Patel I, Munoz B, Kayongoya A, McHiwa W, Schwarzwalder AW, West SK. Prevalence of presbyopia in rural Tanzania: a population-based study. Ophthalmology 2006;113: 723-7.

2 Kamali A, Whitworth JA, Ruberantwari A, Mulwanyi F, Acakara M, Dolin P, et al. Causes and prevalence of non-vision impairing ocular conditions among a rural adult population in SW Uganda. Ophthalmic Epidemiol 1999;6: 41-8.

3 Morny FK. Correlation between presbyopia, age and number of births of mothers in the Kumasi area of Ghana. Ophthalmic Physiol Opt 1995;15: 463-6.

4 Nirmalan PK, Krishnaiah S, Shamanna BR, Rao GN, Thomas R. A population-based assessment of presbyopia in the state of Andhra Pradesh, south India: the Andhra Pradesh Eye Disease Study. Invest Ophthalmol Vis Sci 2006;47: 2324-8.

5 Duarte WR, Barros AJ, Dias-da-Costa JS, Cattan JM. Prevalence of near vision deficiency and related factors: a population-based study. Cad Saude Publica 2003;19: 551-9.

6 Covell LL. Presbyopia. Am J Ophth 1950;33: 1275-6.

7 Hofstetter HW. Further data on presbyopia in different ethnic groups. Am J Optom Arch Am Acad Optom 1968;45: 522-7.

8 Adefule AO and Valli NA. Presbyopia in Nigerians. East Afr Med J 1983;60: 766-72.

9 Kaimbo K, Maertens K, Missotten L. Study of presbyopia in Zaire. Bull Soc Belge Ophthalmol 1987;225: 149-56.

10 Pointer JS. The presbyopic add, II. Age-related trend and a gender difference. Ophthalmic Physiol Opt 1995;15: 241-8.

11 Weale RA. Epidemiology of refractive errors and presbyopia. Surv Ophthalmol 2003;48: 515-543.

12 Miranda MN. The geographic factor in the onset of presbyopia. Trans Am Ophthalmol Soc 1979;77: 603-621.

13 Rambo VC. Further notes on the varying ages at which different people develop presbyopia. Am J Ophthalmol 1953;36: 709-710.

14 McDonnell PJ, Lee P, Spritzear K, Lindblad AS, Hays RD. Associations of presbyopia with vision-targeted health-related quality of life. Arch Ophthalmol 2003;121: 1577-81.

15 Patel I, Munoz B, Burke AG, Kayongoya A, McHiwa W, Schwarzwalder AW, West SK. Impact of presbyopia on quality of life in a rural African setting. Ophthalmology 2006;113: 728-34.