RSOC Vol. 15 No. 20 2018 pp 33-35. Publié en ligne 18 décembre 2018.

Carcinome épidermoïde de la conjonctive

Stephen Gichuhi

Ophtalmologiste chef de clinique et maître de conférences, Department of Ophthalmology, University of Nairobi, Kenya.


Mandeep S Sagoo

Chirurgien ophtalmologiste chef de clinique, Ocular Oncology Service, Moorfields Eye Hospital ; Maître de conférences, UCL Institute of Ophthalmology, Londres, Royaume-Uni.


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Cet article offre des suggestions sur le diagnostic et le traitement du carcinome épidermoïde de la conjonctive. Celui-ci est le dernier stade des néoplasies épidermoïdes de la surface oculaire, qui représentent un important problème de santé publique oculaire dans les pays d’Afrique équatoriale.

Il est préférable de s’appuyer sur une analyse en laboratoire pour le diagnostic des lésions. NIGER © Paddy Ricard

Introduction et épidémiologie

Le carcinome épidermoïde de la conjonctive est le dernier stade d’un éventail de lésions regroupées sous le terme de néoplasies épidermoïdes de la surface oculaire. Ces dernières sont des affections oculaires malignes pouvant entraîner une perte de vision et, dans certains cas, le décès du patient. Dans les deux cas, les principaux facteurs de risque sont : l’exposition au rayonnement ultraviolet solaire, le VIH/sida, le virus du papillome humain et la conjonctivite allergique. Les cellules épithéliales limbiques semblent être initiatrices de la maladie.

Les néoplasies épidermoïdes de la surface oculaire représentent un important problème de santé publique oculaire dans les pays d’Afrique équatoriale, où l’on rencontre à la fois une forte exposition au rayonnement ultraviolet solaire et une forte incidence de VIH/sida. À l’échelle mondiale, le continent africain présente la plus forte incidence de néoplasies épidermoïdes de la surface oculaire ; celles-ci affectent 1,3 personnes sur 100 000 par an. De telle sorte que si vous travaillez dans un centre de santé oculaire desservant une population de 1 million de personnes, vous pourriez vous attendre à un cas par mois si tous les patients se présentaient à votre établissement1. En revanche, l’incidence dans d’autres régions est d’environ 0,1 personne sur 100 000 par an, soit une incidence plus de 10 fois plus faible.

On observe deux profils épidémiologiques. En Afrique équatoriale, les néoplasies épidermoïdes de la surface oculaire affectent les jeunes adultes et proportionnellement plus de femmes que d’hommes par rapport à d’autres régions du globe. Par exemple, des études récentes menées au Kenya ont montré que l’âge moyen des patients présentant une néoplasie épidermoïde de la surface oculaire était de 40 ans environ, que deux-tiers des patients étaient des femmes et environ trois-quarts des patients vivaient avec le VIH. Dans les autres régions du globe, les néoplasies épidermoïdes de la surface oculaire affectent les adultes plus âgés (l’âge moyen étant de 60 ans) et 70 % des patients sont de sexe masculin.

Figure 1. Néoplasies épidermoïdes de la surface oculaire en Afrique de l’Est1 : diversité des lésions présentées

Lésion de petite taille avec leucoplasie. © Stephen Gichuhi
Lésion de taille moyenne avec pigmentation. © Stephen Gichuhi
Lésion de grande taille avec extension cornéenne, mais ne touchant pas les culs-de-sac. © Stephen Gichuhi
Lésion très importante envahissant l’orbite. © Stephen Gichuhi

Tableau clinique

L’aspect de cette maladie peut varier (voir Figure 1). Rougeur oculaire, photophobie, sensation de corps étranger et croissance progressive et non douloureuse d’une masse blanche à la surface de l’oeil sont des symptômes courants2. La plupart des lésions surviennent dans la fente interpalpébrale, particulièrement du côté nasal3. Elles intéressent souvent la conjonctive et peuvent s’étendre jusqu’à la cornée périphérique, de sorte que la vision est souvent normale aux stades précoces de la maladie. La surface peut avoir un aspect gélatineux, papillomateux ou fibrovasculaire. Il y a généralement inflammation, leucoplasie et présence de vaisseaux sanguins nettement dilatés (souvent appelés « vaisseaux nourriciers »). Dans les populations africaines, il est fréquent d’observer une pigmentation brun-noir de la lésion. Lors de la première consultation, la plupart des lésions font environ 7 mm, mais les consultations tardives pour tumeurs orbitaires de grande taille ne sont pas rares non plus.

Diagnostic

Dans la plupart des cas, le diagnostic est établi à partir de l’impression clinique. Il existe une pénurie de services d’histopathologie dans la plupart des pays équatoriaux. Toutefois, même dans les pays où ce n’est pas le cas, environ la moitié des lésions ne font pas l’objet d’une analyse histopathologique. Ceci s’explique peut-être par la tendance croissante à traiter en premier lieu ces lésions par l’application topique d’un médicament. L’impression clinique n’est cependant pas fiable ; qui plus est, dans les pays d’Afrique équatoriale, les lésions bénignes et malignes ont plusieurs caractéristiques en commun. À cela s’ajoute une considération éthique : peut-on justifier l’utilisation de médicaments locaux potentiellement dangereux, comme par exemple des cytotoxiques, en l’absence d’un diagnostic histologique ?

L’histopathologie est la norme d’excellence pour le diagnostic : l’anatomopathologiste verra une différence très marquée entre le tissus anormal et les tissus avoisinants. Toutefois, le diagnostic histopathologique n’est pas sans difficultés. Il nécessite une excision chirurgicale et est sujet à interprétation ; il peut varier d’un anatomopathologiste à l’autre. Ce diagnostic est particulièrement difficile aux stades précoces des néoplasies épidermoïdes de la surface oculaire, lorsque les lésions sont précancéreuses. Après excision, si on met immédiatement l’échantillon prélevé dans le formol, celui-ci a souvent tendance à s’enrouler sur lui-même, ce qui rend l’orientation difficile. Pour contrecarrer ce problème, on peut commencer par poser l’échantillon sur de la mousse d’emballage stérile et le laisser durcir quelques minutes, avant de le mettre dans le formol. Durant le traitement de l’échantillon, il peut se produire une fragmentation des petits échantillons de tumeur et un cisaillage des couches superficielles, qui rendront difficile l’évaluation de la profondeur de l’atteinte tissulaire. La coloration in vivo par application locale d’une solution à 0,05 % de bleu de toluidine permet de colorer en bleu roi la plupart des lésions ; cette coloration très sensible est cependant peu spécifique en raison des faux positifs dus aux lésions bénignes (Figure 2)4.

Figure 2. Lésions conjonctivales avant et après coloration par une solution à 0,05 % de bleu de toluidine. Les images A et B montrent un carcinome épidermoïde moyennement différencié, avec forte coloration. Les images C et D montrent une kératose actinique et une coloration non homogène (bordure et certaines parties de la lésion)

Figure 2A – Avant coloration © Stephen Gichuhi
Figure 2B – Après coloration © Stephen Gichuhi
Figure 2C- Avant coloration © Stephen Gichuhi
Figure 2D – Après coloration © Stephen Gichuhi

Traitement

L’excision chirurgicale sous microscope est la technique la plus couramment utilisée. Les petites lésions font l’objet d’une simple excision totale, tandis que la prise en charge des lésions plus importantes intéressant l’orbite peut nécessiter une exentération, une technique radicale qui consiste en l’exérèse de tout le contenu orbitaire, y compris le périoste.

Les lésions sont excisées avec une marge de 4 mm, en disséquant jusqu’à la sclère sans toucher la tumeur. Certains chirurgiens laissent la sclère à nu pour favoriser la réépithélialisation de la conjonctive ; d’autres mobilisent la conjonctive avoisinante pour combler la perte de substance et permettre à la chimiothérapie adjuvante de commencer plus rapidement après l’opération. On peut également combler la perte de substance avec une greffe autologue de conjonctive (provenant de l’autre oeil) ou avec une greffe de membrane amniotique (disponible sur le marché). Appliquer de l’alcool pur sur la partie cornéenne de la lésion, afin de séparer le tissu de la cornée et permettre sa microdissection par lame.

Les traitements adjuvants à la chirurgie incluent notamment la cryothérapie : deux à quatre cycles de congélation-décongélation sont administrés pour détruire les cellules tumorales résiduelles dans le lit tumoral et autour de celui-ci. On peut également appliquer sur le lit tumoral des médicaments cytotoxiques topiques, comme le 5-fluorouracile (5FU) ou la mitomycine C, pendant une durée de 2,5 minutes avant de rincer. Parmi les autres traitements possibles, on compte l’interféron alpha-2b en collyre, la ciclosporine A, la trétinoïne, les inhibiteurs du VEGF (facteur de croissance endothélial vasculaire) ainsi que la radiothérapie.

Beaucoup de centres en Afrique n’ont pas accès à la cryothérapie ou autres traitements adjuvants, à l’exception du 5FU, qui est fréquemment disponible. Après l’exérèse primaire, un collyre combinant antibiotique et corticoïde est instillé quatre fois par jour pendant trois à quatre semaines environ, jusqu’à cicatrisation du site (Figure 3).

Après l’exérèse primaire, les récidives peuvent être fréquentes. Après excision chirurgicale seule, le taux de récidive après 32 mois en moyenne est compris entre 3,2 % et 67 %. Le dépistage de l’infection par le VIH et la prise en charge devraient être pratique courante pour les patients présentant une néoplasie épidermoïde de la surface oculaire. Nous avons récemment réalisé un essai clinique aléatoire visant à étudier l’effet d’instillations de collyre de 5FU à 1 %, instillé quatre fois par jour après cicatrisation du site d’excision (généralement deux à trois semaines après excision), dans le cas des patients présentant une néoplasie épidermoïde de la surface oculaire dont les lésions étaient de diamètre inférieur à deux quadrants horaires5. Ce traitement a permis de diminuer le taux de récidive un an après exérèse, qui est passé de 36 % à 11 %. Ses effets secondaires transitoires (soit larmoiement, inconfort oculaire durant les instillations et inflammation palpébrale) avaient disparu deux à trois semaines après la fin du traitement. Au Kenya, le coût estimé d’un traitement de quatre semaines par collyre au 5FU s’élève à 320 shillings kényans (soit 3,20 dollars US).

A – L’image A montre l’aspect préopératoire d’une lésion chez une femme de 32 ans, séropositive pour le VIH, dont le taux de CD4 est de 69 cellules/μL. La lésion a été excisée avec une marge de 4 mm et on a ensuite administré à la patiente un collyre contenant de la gentamycine et de la prednisolone, quatre fois par jour pendant trois semaines. L’analyse histopathologique a révélé un carcinome épidermoïde de la conjonctive moyennement différencié. © Stephen Gichuhi
L’image B montre la lésion environ un an après excision ; il n’y a pas eu de récidive. © Stephen Gichuhi

Suivi

Le suivi est important pour surveiller les récidives éventuelles et doit inclure l’éversion de la paupière en cas de tumeur récidivante sur la conjonctive tarsale. Dans les pays d’Afrique subsaharienne, la plupart des récidives surviennent assez rapidement (au bout de trois à six mois). Dans cette région, les rendez-vous de suivi doivent être programmés un mois, trois mois et six mois après l’intervention chirurgicale, de préférence. Au bout d’un an, les consultations de suivi peuvent avoir lieu à 18 mois, 24 mois et 36 mois après l’opération. En cas de lésions plus importantes ayant nécessité une chirurgie radicale, le calendrier des visites de suivi peut varier. Certains chirurgiens recommandent une radiothérapie après l’opération.

Soutien psychologique

Dans la plupart des langues locales, il n’y a généralement pas de terme pour désigner les néoplasies épidermoïdes de la surface oculaire. Il faut rassurer calmement le patient, d’autant que ce type de cancer ne tend pas à se métastaser et, dans la majorité des cas, ne menace pas le pronostic vital. La plupart des patients sont angoissés quand on leur annonce qu’ils ont un cancer de l’oeil. Chez un patient vivant avec le VIH, cette angoisse sera exacerbée par des inquiétudes concernant les complications du VIH. Les personnes présentant une tumeur orbitaire de taille importante peuvent également craindre l’anesthésie générale. Il faut expliquer le risque de récurrence et le suivi postopératoire est essentiel.

Il sera utile d’offrir aux patients des preuves attestant du succès de l’exérèse chirurgicale avec traitement adjuvant (dans le cas de lésions plus petites). Par exemple, un ancien patient prêt à partager son expérience peut devenir un « agent de changement » efficace. Il pourra rassurer les autres et les encourager à se faire soigner.

Références

1 Gichuhi S et al. Epidemiology of ocular surface squamous neoplasia in Africa. Trop Med Int Health 2013; 18(12): 1424–43.

2 Tunc M et al. Intraepithelial and invasive squamous cell carcinoma of the conjunctiva: analysis of 60 cases. Br J Ophthalmol 1999; 83(1): 98–103.

3 Waddell KM et al. Corneo-conjunctival carcinoma in Uganda. Eye (Lond) 2006; 20(8): 893–9.

4 Gichuhi S et al. Toluidine Blue 0.05% Vital Staining for the Diagnosis of Ocular Surface Squamous Neoplasia in Kenya. JAMA Ophthalmol 2015; 133(11): 1314–21.

5 Gichuhi S et al. Topical fluorouracil after surgery for ocular surface squamous neoplasia in Kenya: a randomised, double-blind, placebo-controlled trial. Lancet Glob Health 2016; 4(6): e378–e85.