Des soins oculaires primaires à une prise en charge globale
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Un des prérequis, mais rarement implicite, de la définition des SOP, est que ces derniers supposent l’existence, la fonctionnalité et l’appui du reste du système de santé du pays en général, et du niveau immédiatement supérieur en particulier. Comme nous le verrons plus loin, les SOP ne peuvent s’envisager que dans un réseau de soins oculaires allant de la communauté aux centres tertiaires. En outre, parce que les SOP sont bien plus qu’une simple réplique en version réduite des soins curatifs à l’hôpital, leur pérennité, et donc leur impact à moyen et à long terme, dépendront largement de l’expérience « communautaire » de ceux qui seront chargés au quotidien de leur mise en œuvre.
SOP et personnel de première ligne
Surmonter l’isolement des populations
Les SOP représentent le premier recours à la disposition des patients présentant une pathologie oculaire, tout particulièrement ceux qui se trouvent en marge du système de santé, du fait de leur méconnaissance de la possibilité de soins ou de l’existence de barrières d’ordre socioculturel et/ou économique (coûts de transport pour se rendre dans un centre de santé, prix excessifs des médicaments, frais de séjour dans une ville distante, etc.). Ces personnes vivent majoritairement en zone rurale, où les problèmes oculaires sont par ailleurs plus fréquents.
Or, les pays en développement souffrent à la fois d’une pénurie de personnels spécialisés et d’une répartition inadéquate des personnels existants. Ces derniers se concentrent en effet dans les centres urbains et délaissent les zones rurales. Comme il est indéniablement souhaitable de commencer la lutte contre les maladies oculaires là où elles surviennent, c’est-à-dire au sein même de la communauté, il semble judicieux d’évaluer dans quelle mesure les programmes de lutte contre la cécité peuvent bénéficier des services de SSP/SOP, de former de nouvelles catégories de personnels œuvrant « en première ligne » et de baliser des itinéraires thérapeutiques, dits « d’orientationrecours ».
Compenser le manque de personnels spécialisés
Si un projet de lutte contre la cécité vise à ce que la majorité des personnes bénéficient de soins oculaires, la place laissée vacante par l’extrême pénurie de personnels qualifiés doit être temporairement compensée par des personnels de santé polyvalents (non spécialisés), spécialement formés à dispenser des SOP dans le cadre du projet. Ces personnels de première ligne doivent être capables de reconnaître certaines affections oculaires (conjonctivites, etc.) et celles qui nécessitent des soins plus spécialisés (baisse de vision, cils frottants, etc.). L’important est que soit mis en place au niveau de la communauté un « prestataire régulier et de confiance comme point d’entrée »1.
Les soins oculaires primaires doivent être adaptés aux personnels localement disponibles et aux programmes de formation existant à cet échelon. Selon l’état de développement des systèmes de santé des pays, les personnels de première ligne peuvent largement différer. Ainsi, dans les pays qui disposent de suffisamment de personnels, des ophtalmologistes (ne pratiquant pas la chirurgie), des médecins généralistes, des infirmiers (spécialisés ou pas), représentent ce premier recours à la disposition du demandeur de soins. Dans de telles circonstances, après une période de formation ciblée pour répondre aux nécessités du programme, ces personnels peuvent proposer des prestations au niveau périphérique, à la fois adaptées aux besoins et techniquement très fiables. Toutefois, peu de pays en développement connaissent aujourd’hui une telle situation (voir pages 4 et 8).
Dans les pays les plus démunis en cadres supérieurs et moyens de la santé oculaire, la place laissée vacante au niveau le plus périphérique doit être occupée par des personnes appartenant aux communautés qui mettent en place des SSP, qu’elles soient rurales, urbaines ou semi-urbaines, sédentaires ou migrantes. L’agent de SSP (agent de santé villageois, distributeur de médicaments comme l’ivermectine ou infirmier polyvalent de première ligne dans le meilleur des cas), après une période de formation adaptée, s’acquittera préférentiellement de tâches promotionnelles et préventives.
Les composantes des soins oculaires primaires
- Éducation pour la santé oculaire (mesures d’hygiène individuelle et collective, éducation nutritionnelle, vaccination contre la rougeole, etc.)
- Examen simplifié de l’œil et des paupières et appréciation de la vision
- Distribution de masse de certains médicaments (ivermectine, azithromycine), prophylaxie systématique de la conjonctivite néonatale
- Reconnaissance précoce des signes et symptômes des maladies oculaires retenues dans le programme (taches blanches dans l’œil, cils frottants)
- Réponses les plus adaptées devant un œil rouge, un œil qui coule, un œil qui voit mal, un œil victime d’un traumatisme
- Organisation pratique du transfert d’un patient vers le niveau supérieur de soins le plus accessible.
Les 3 niveaux de soins oculaires
1 Soins oculaires primaires
Les SOP ne représentent que la porte d’entrée d’une série de prestations de soins oculaires sans cesse plus élaborés. Ils sont le premier maillon d’une chaîne de prestations de soins oculaires qui doit être complète pour que la lutte contre la cécité devienne efficace. Celle-ci est présentée dans la Figure 1.
2 Soins oculaires secondaires (SOS)
Il s’agit là du second maillon de la chaîne (voir Figure 1). Les SOS regroupent les prestations offertes par des services de soins adéquatement équipés aux malades orientés au niveau communautaire. Il s’agit d’un maillon crucial, surtout en matière de lutte contre la cataracte.
Ces services doivent pouvoir disposer à la fois de personnels qualifiés et d’un équipement adéquat. C’est à ce niveau que le travail en équipe prend toute sa signification. L’efficacité de telles équipes peut être utilement renforcée en recourant à des unités mobiles de chirurgie oculaire, équipées pour dispenser des prestations de qualité au plus près des malades en attente de soins, avec une prédilection particulière pour la prise en charge de la cataracte.
Trop souvent de telles structures n’existent pas avant la mise en œuvre d’un programme de lutte contre la cécité. Lorsqu’elles existent, elles sont fréquemment insuffisamment équipées, manquent de ressources humaines ou accusent de malencontreuses et récurrentes ruptures de stocks de produits indispensables (anesthésiques, ligatures, implants et autres consommables), ce qui les rend peu crédibles auprès des populations.
3 Soins oculaires tertiaires (SOT)
Ce troisième maillon (voir Figure 1) regroupe tous les soins oculaires hautement spécialisés, qui impliquent une haute technicité et les meilleures compétences professionnelles, que seuls des centres conçus et équipés à cet effet sont capables d’assurer.
Ces services doivent être capables de proposer un large éventail de prestations diagnostiques et thérapeutiques. Les charges de recherche et de formation leur reviennent, ainsi que celle d’expertise.
Malheureusement, dans bien des contextes défavorisés, le plateau technique dont disposent les centres tertiaires est insuffisant pour assurer pleinement les tâches qui leur sont dévolues. Hélas, dans la pratique ils jouent encore trop souvent le rôle de « premier recours » à la disposition des demandeurs de soins oculaires des milieux urbain et semi-urbain.
Au niveau national, les trois niveaux de soins doivent être mis à la disposition des populations. Lorsque des soins oculaires adaptés sont offerts et fonctionnent, le pays dispose alors d’un système de soins oculaires complets.
Intégration des SOP pour une prise en charge globale
Dans un système bien conçu, les prestations de SOP se situent à la croisée de deux chemins, soit le chemin « horizontal » des SSP et celui « vertical » des soins de santé oculaire (Figure 1). Il est essentiel que les SOP soient intégrés dans ces deux systèmes, horizontal et vertical.
Intégration dans les SSP
Les SOP ne doivent pas être proposés dans un projet spécifiquement ophtalmologique qui méconnaîtrait le contexte socioéconomique et les autres problèmes de santé des membres de la communauté. Ils doivent s’intégrer pleinement aux SSP, dont ils ne sont qu’un des éléments. Cette approche multidisciplinaire, non spécialisée, dite approche « horizontale », vise à favoriser et à maintenir la santé dans la communauté.
Intégration dans l’ensemble du système de soins oculaires
Le second chemin, spécialisé celui-ci, s’enracine (« verticalement ») et s’articule sur celui balisé par l’approche SSP. Sans articulation avec un niveau de soins sus-jacent, les SOP n’ont aucune possibilité de survie. À titre d’exemple, une évacuation sanitaire ne peut être proposée et organisée que lorsqu’il existe un service de recours habilité à prodiguer les soins de qualité requis. Dans les pays en développement, il appartient à la communauté ophtalmologique (nationale et internationale), aux décideurs et aux bailleurs de fonds de tracer et de consolider ce second chemin :
- en mettant en place un système d’orientation-recours cohérent et fiable qui relie entre eux les SOP, les SOS et les SOT
- en équipant les relais secondaires et tertiaires indispensables au développement d’un système complet de prestations de soins oculaires
- en assurant une circulation à double sens entre les différents niveaux de soins oculaires.
Sur la voie centrifuge (des SOP aux SOT) circulent l’information, les matériels, les médicaments, les équipes mobiles et tout appui nécessaire à la délivrance de SOS et de SOP. C’est aussi la voie qu’utilisent les formateurs et les superviseurs. Sur la voie centripète circulent des malades mieux informés, mieux orientés et guidés dans leur quête vers la guérison.
L’intégration de SOP dans la pyramide de prestation des soins se traduit par l’administration de soins précoces et par une sélection des patients au niveau primaire. Cette démarche a pour conséquence de rendre les services d’ophtalmologie hospitaliers à leur véritable vocation : celle d’assurer des soins spécialisés aux cas les plus graves, et de disposer de plus de temps pour la recherche et la formation. Un bon exemple d’intégration dans le système de soins oculaires est l’augmentation significative du nombre de cataractes opérées au niveau secondaire, du nombre de paires de lunettes prescrites, ou encore de traumatismes oculaires « évacués » vers les centres spécialisés.
En retour, les structures de niveau tertiaire doivent coopérer pleinement avec les échelons sous-jacents pour assurer la coordination du système et améliorer l’efficacité du système de soins oculaires au niveau national.
Il est avéré que l’opérationnalité des SOP est souvent difficile à réaliser et à maintenir. L’entretien des espaces de soins (quand ils existent) et la disponibilité (sans discontinuité) des consommables nécessaires (médicaments et pansements) posent souvent, faute de budget spécifique, de difficiles problèmes. Responsabiliser un coordonnateur de SOP qui dispose d’un budget adapté aux besoins est une solution qui permet d’éviter la dépendance au budget de l’hôpital de référence (qui méconnaît le domaine des SSP et obéit à ses propres priorités).
Les lieux de délivrance de SOP doivent donc se multiplier et favoriser les contacts au cours desquels les demandeurs de soins peuvent trouver une solution à une vaste gamme de problèmes de santé oculaire et non plus se limiter à la prise en charge de quelques maladies prioritaires (cataracte, onchocercose, trachome). Il n’est plus acceptable que les SOP se cantonnent à la prise en charge des maladies oculaires « les plus fréquentes » tout en négligeant, certes pour des raisons opérationnelles indéniables, l’intégration des glaucomes, qui représentent la deuxième cause de cécité dans le monde.
Conclusion
Il ne semble pas concevable aujourd’hui, quand les services de santé oculaire de nombreux pays se montrent incapables d’assurer une couverture nationale, que des décideurs responsables puissent se permettre de négliger l’approche SSP/SOP. Celle-ci mérite, non pas d’être remise au goût du jour, mais remise à l’ordre du jour et renforcée à l’issue de réflexions constructives. En effet, on constate que, en dépit des évolutions, les SSP restent la référence de bien des discours sur la santé des pays en raison des attentes sociales et des valeurs partagées de solidarité, justice, « droit de chacun d’accéder et de conserver le meilleur état de santé »1. Les SOP sont loin d’avoir dit leur dernier mot et méritent d’être renforcés.
Les espaces où sont délivrés des prestations de SOP doivent s’affirmer avec plus de détermination comme des carrefours où les patients sont orientés vers les relais mis en place. Il n’est plus acceptable que les SOP ne concernent en Afrique que les seules communautés villageoises (délaissant les zones péri-urbaines) et leurs agents de santé communautaires, sans réelle accessibilité à des professionnels de santé compétents, et qu’ils soient synonymes de « soins de faible technicité réservés à des populations défavorisées sous prétexte de les maintenir au moindre coût »1.
Référence
1. Les soins de santé primaires. Maintenant plus que jamais. Rapport sur la santé dans le monde 2008. Genève : Organisation mondiale de la Santé, 2008.