Inégalités et iniquités en santé oculaire
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Les progrès réalisés en matière de santé oculaire ne sont pas répartis de manière égale et l’existence de services ne garantit pas l’accès de tous aux soins oculaires. Il nous appartient de dépister les inégalités et d’identifier les obstacles à surmonter pour atteindre l’équité en santé oculaire.
D’après le rapport sur la charge mondiale de morbidité (CMM) publié en 2010, la prévalence mondiale de la cécité (standardisée par âge) a reculé de 0,60 % en 1990 à 0,47 % en 20101. Cette diminution semble indiquer qu’un nombre croissant de personnes ont accès à des services de soins oculaires de qualité.
Toutefois, cette amélioration n’est pas également répartie entre les nations ou encore au sein d’un même pays. Le rapport sur la CMM indique également que les femmes représentent 60 % des cas de cécité dans le monde, soulignant qu’il reste du chemin à parcourir pour atteindre l’équité entre les sexes en santé oculaire.
Plusieurs autres études montrent que l’iniquité d’accès aux services de soins oculaires est un problème mondial. Une étude récente sur la cécité et la déficience visuelle évitables dans sept pays d’Amérique latine a conclu que la prévalence de la cécité et des déficiences visuelles modérées était la plus importante parmi les personnes désavantagées socialement et, inversement, que c’est chez les personnes les plus aisées que la couverture de la chirurgie de la cataracte et les résultats de l’opération de la cataracte étaient les meilleurs2. La même étude a montré que la cataracte non opérée demeurait la cause la plus courante de cécité en Argentine, bien que le taux de chirurgie de la cataracte (TCC) du pays soit élevé (5 935 opérations de la cataracte par million d’habitants par an). Une étude menée en 2010 dans l’État du Gujarat, en Inde, a conclu que, malgré un TCC de 10 000, la cataracte était toujours la cause principale de cécité et de déficience visuelle et que la cécité demeurait un problème important parmi les personnes âgées3.
Une étude systématique des obstacles à la chirurgie de la cataracte en Afrique4 (qui comportait l’analyse de 86 articles, dont 12 études d’Appréciation Rapide de la Cécité Évitable (ARCE), 10 études quantitatives et cinq qualitatives) a révélé une certaine variabilité dans les résultats des études. Dans les études d’ARCE, les obstacles le plus souvent identifiés étaient liés au manque de sensibilisation et à l’accès. Dans d’autres études, le coût était l’obstacle le plus courant et quelques études qualitatives avaient tendance à présenter la communauté et la dynamique familiale comme des barrières à la chirurgie de la cataracte. Globalement, cette analyse systématique a révélé que le TCC était inférieur chez les femmes dans 88,2 % des études. Ces principaux obstacles soulignent les facteurs sous-jacents de l’accès inégal : l’illettrisme et de faibles niveaux d’éducation, la pauvreté et les difficultés économiques, le manque d’accès physique (distance) et la situation socioculturelle.
Alors que le recueil par sexe, âge et situation économique de données sur la prestation de soins oculaires (données désagrégées) se généralise, les informations sur les minorités ethniques, les migrants et les personnes en situation de handicap sont plus parcellaires. Au Royaume- Uni, les personnes appartenant aux minorités ethniques sont plus exposées au risque de certaines causes de perte visuelle. Les adultes ayant des difficultés d’apprentissage sont 10 fois plus susceptibles d’être aveugles que la population dans son ensemble5.
Le Rapport mondial sur le handicap6, publié conjointement par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et la Banque mondiale, indique que le coût des services de soins oculaires et celui des transports sont les deux principaux obstacles entravant l’accès aux services de soins oculaires pour les personnes en situation de handicap. Dans les pays à faibles revenus, 36 % des femmes non handicapées et 40 % des hommes non handicapés ne pouvaient pas se permettre de se rendre dans un centre de soins, contre 61 % (pour les femmes) et 59 % (pour les hommes) des personnes handicapées. Une étude récente de Sightsavers sur des données désagrégées par handicap en Inde et en Tanzanie7 a révélé que, bien que les programmes de santé oculaire soient ouverts à tous, le niveau d’accès des personnes en situation de handicap variait fortement.
Comme ces exemples le démontrent, les dimensions de l’iniquité sont nombreuses. L’iniquité peut se comprendre comme un reflet de ce que l’on nomme la « pauvreté multidimensionnelle » qui, en sus de la pauvreté économique, inclut entre autres une mauvaise santé, de faibles niveaux d’éducation, le manque d’eau et d’assainissement, un environnement résidentiel insalubre ou dangereux, l’insécurité et la violence, l’exclusion sociale, l’absence de participation, la marginalisation, et l’absence d’estime de soi.
La compréhension multidimensionnelle de la pauvreté se reflète dans les Objectifs de développement durable (ODD). Adoptés par l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2015, ils abordent en détail les dimensions économiques, sociales et environnementales du développement durable. La volonté de s’attaquer au problème systémique de l’iniquité et la promesse de « ne laisser personne pour compte » en sont un axe majeur. Le plan d’action de l’Organisation mondiale de la Santé, « Santé oculaire universelle : plan d’action mondial 2014–2019 »8, définit comme principes de base l’accès universel et l’équité, les droits de l’homme et l’indépendance des personnes atteintes de déficience visuelle.
Que pouvons-nous faire ?
Plusieurs mesures peuvent être prises pour s’attaquer aux iniquités en santé oculaire. Tout d’abord, en tant que prestataires de soins oculaires, nous devons nous engager à offrir des services de soins oculaires de même qualité à tout le monde, quel que soit l’âge, le sexe, la situation économique, l’ethnicité, le lieu de résidence, le niveau d’éducation ou la situation de handicap de chacun. Par ailleurs, en tant qu’individus, nous devons traiter tout le monde de la même façon sur le plan personnel : toute personne se rendant dans un hôpital ou un service de soins oculaires doit bénéficier du même niveau d’intérêt, de respect et de soutien. Il est souhaitable que le personnel de santé reçoive une formation à la sensibilisation et que des normes de qualité soient mises en place et régulièrement contrôlées.
Il est possible de rendre les unités de soins oculaires plus accessibles aux personnes en situation de handicap comme souligné dans le guide de CBM intitulé (en anglais) « Faciliter l’inclusion dans les programmes de soins oculaires »9. Les prestataires de soins oculaires sont également des employeurs et peuvent promouvoir l’inclusion et la diversité en recrutant des personnes d’un large spectre : avec ou sans handicap, des deux sexes (et transgenres), de toutes orientations sexuelles et de tous les groupes de populations. Non seulement cela facilitera la communication avec les patients, mais cela aidera également à accroître la compréhension et la sensibilisation au sein du personnel.
Un changement de perspective
La prestation de services de soins oculaires à tout le monde de manière égale ne conduira pas seule à l’équité des services de santé oculaire. Des services égaux ne parviendront à réduire les iniquités que si chacun dans la communauté est sur un pied d’égalité (Figure 1). Les données et l’expérience montrent que ceci n’est pas le cas et que l’égalité dans la prestation de services est insuffisante en soi pour promouvoir l’équité et la justice.
Un changement de perspective s’impose donc pour s’attaquer aux iniquités en santé oculaire. Plutôt que de mettre l’unité de soins oculaires au centre de la planification et de l’action, il faut examiner les programmes de santé oculaire du point de vue des personnes ayant besoin de soins oculaires et tenir compte de ce dont elles ont besoin pour vivre pleinement et en bonne santé. Le meilleur centre de soins oculaires ne peut pas être au service des patients lorsqu’il existe des obstacles les empêchant d’y accéder !
L’engagement au niveau de la communauté est essentiel. Nombre des obstacles identifiés, ignorance, manque de sensibilisation, traditions culturelles, pour n’en citer que quelques-uns, doivent être éliminés au niveau familial et communautaire. Ces obstacles n’étant pas spécifiques à la santé oculaire, des partenariats doivent être noués avec d’autres services implantés dans les communautés (santé primaire et développement communautaire en général) ou un cadre stratégique mis en place pour traiter efficacement ces questions. Ceci est particulièrement vrai pour les prestataires de services de soins oculaires qui proposent des activités de stratégie avancée dans la communauté. Dans toute initiative communautaire, la participation et l’autonomisation sont cruciales. En ciblant spécifiquement des personnes, des familles et des groupes qui sont socialement exclus des communautés locales, nous pouvons nous attaquer aux iniquités et encourager un changement de comportement de la société majoritaire.
Un cadre stratégique utile
L’Objectif de développement durable sur la santé (Objectif nº3, voir article à la page 5) demande que des efforts plus importants soient faits pour permettre à chacun de vivre en bonne santé et pour promouvoir le bien-être de tous à tout âge. Pour ce faire, plusieurs décisions et choix politiques s’imposent. En dehors de l’absence de connaissances et de sensibilisation, le coût constitue le facteur d’iniquité le plus important en santé oculaire.
Des programmes de couverture sanitaire universelle et d’assurance sociale (ou couverture des coûts) sont actuellement mis en place dans de nombreux pays pour aider à couvrir les coûts des soins de santé. Ils doivent être conçus pour inclure activement et efficacement les personnes pauvres ou issues de groupes défavorisés. Il ne faut pas se borner à vérifier l’inclusion égale de ces groupes : il est en effet très probable que les personnes les plus pauvres (en termes de pauvreté multidimensionnelle) ne cherchent pas à obtenir les services dont elles ont besoin pour cause d’ignorance, de peur, de manque de moyens de transport, entre autres raisons. Des mesures dynamiques d’action positive sont nécessaires pour s’assurer que les programmes de couverture de coûts sont non seulement efficaces pour les personnes éduquées et socialement incluses, mais s’adressent aussi aux plus pauvres. L’action positive n’est pas discriminatoire, comme la Convention relative aux droits des personnes handicapées le stipule à l’Article 5 (4) : « Les mesures spécifiques qui sont nécessaires pour accélérer ou assurer l’égalité de facto des personnes handicapées ne constituent pas une discrimination au sens de la présente Convention ».
Comme le dit une citation à la mode : « Ce qui ne peut pas être mesuré ne peut pas être géré ». Même si l’on peut avec raison remettre cet adage en question (il y a tant de qualités dans la vie qui ne sont pas aisément mesurables), l’expérience montre également qu’il est très difficile d’obtenir un soutien politique pour lutter contre les iniquités en santé oculaire à moins de disposer de données fiables. De même, les ODD requièrent que des données de grande qualité, opportunes et fiables, désagrégées par revenu, sexe, âge, race, ethnicité, statut migratoire, handicap, lieu géographique (et d’autres critères propres aux contextes nationaux) soient recueillies et rendues accessibles. Ces exigences devraient également être la norme pour le secteur de la santé oculaire.
Conclusion
S’attaquer aux inégalités d’accès aux services de soins oculaires et aux iniquités en santé oculaire exige de se placer du point de vue des usagers potentiels et impose une approche qui va bien au-delà de la prestation de services. Sortir du secteur de la santé oculaire (ou de son isolement) est essentiel pour réduire les iniquités en santé oculaire. Il ne faut pas manquer de s’appuyer sur les cadres utilisés actuellement pour aborder le développement international, comme les ODD par exemple, qui mettent aussi l’accent sur la mobilisation des ressources nationales.
Références
1 Bourne R and Ackland P. The Global Burden of Disease (2010) Study. IAPB Briefing Paper. https://www.iapb.org/wp-content/uploads/GBD-numbers-and-prevalence_Updated.pdf
2 Silva JC, Mújica OJ et al. A comparative assessment of avoidable blindness and visual impairment in seven Latin American countries: prevalence, coverage, and inequality. Rev Panam Salud Publica. 2015;37(1). Available online: http://tinyurl.com/blind-LA
3 Murthy GV, Vashist P et al. Prevalence and causes of visual impairment and blindness in older adults in an area of India with a high cataract surgical rate. Ophthalmic Epidemiol. 2010;17(4):185 95. Available online: http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/20642340
4 Aboobaker S, Courtright P. Barriers to cataract surgery in Africa: A systematic review. Middle East Afr J Ophthalmol. 2016;23:145-9. Available online: http://www.meajo.org/text.asp?2016/23/1/145/164615
5 www.rnib.org.uk/knowledge-and-research-hub/key-information-and-statistics
6 OMS. Rapport mondial sur le handicap. OMS : Genève, 2011. www.who.int/disabilities/world_report/2011/fr/
7 Sightsavers. Everybody counts: lessons from Sightsavers’ disability data disaggregation project. 2015. https://www.sightsavers.org/programmes/everybody-counts/
8 www.who.int/blindness/publications/publication/fr/
9 CBM. Inclusion made easy in eye health programmes. http://www.cbm.org/Inclusion-Made-Easy-329091.php