RSOC Vol. 02 No. 01 2005 pp 01 - 03. Publié en ligne 01 août 2005.

Prévention de la cécité : nouvelles données et nouveaux défis

Serge Resnikoff MD, PhD

Coordinateur, Programme de Prèvention de la cécité et de la surdité, Organisation mondiale de la Santé, Avenue Appia, CH-1211, Gèneve 27, Suisse

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Figure 1 : Causes de cécité dans le monde en 2002
Figure 1 : Causes de cécité dans le monde en 2002

Combien y a-t-il d’aveugles et de malvoyants dans le monde ? Ce chiffre a-t-il tendance à augmenter ou à diminuer ? Quelles sont les principales causes de perte de la vision ? Ces causes sont-elles toujours les mêmes ou bien de nouvelles tendances se dessinent-elles, amenant à revoir les stratégies de lutte ?

Ce sont toutes ces questions – que de nombreux collègues se posent – qui nous ont amené à entreprendre une mise à jour des données de l’OMS.

Dix ans se sont écoulés depuis l’estimation précédente, publiée en 1995 par B. Thylefors, A. D. Negrel et al. dans le bulletin de l’OMS. On estimait alors qu’il y avait dans le monde 38 millions d’aveuglesa et 110 millions de malvoyantsb. Ces estimations étaient basées sur l’ensemble des données épidémiologiques alors existantes, appliquées aux données démographiques de 1990. Cette étude, qui précisait aussi les principales causes de cécité, eut une répercussion capitale : c’est elle qui permit de se rendre compte que le nombre d’aveugles dans le monde augmenterait rapidement du simple fait du vieillissement de la population, notamment dans les pays en développement. C’est aussi cette étude qui permit d’affirmer que près de quatre-vingts pour cent des cas de cécité pourraient être évités soit par la prévention soit par le traitement.

C’est donc la publication des résultats de cette étude qui a directement mené, quelques années plus tard, à l’élaboration de l’Initiative mondiale d’élimination de la cécité évitable, connue maintenant sous le nom de « VISION 2020 – le droit à la vue ».

Au moment où VISION 2020 était lancée, en février 1999, une nouvelle estimation était proposée. On estimait alors qu’il y avait dans le monde environ 45 millions d’aveugles et 135 millions de malvoyantsc.

Ces chiffres ont eu un écho médiatique important, contribuant à attirer l’attention sur la gravité du problème et l’urgence d’agir ensemble afin d’inverser une tendance qui apparaissait inéluctable.

Alors que de nombreuses activités semettaient en place pour la prévention des maladies oculaires et pour la prise en charge des patients, des études épidémiologiques continuaient d’être menées à travers le monde. Davantage de données de bonne qualité devenaient disponibles, incitant à refaire les calculs et à chercher si des tendances nouvelles se dégageaient. C’est ce que notre équipe fit en utilisant les modèles épidémiologiques développés par l’OMS pour analyser toutes les données les plus récentes.

Les résultats, publiés en novembre 2004, montrèrent qu’il y a dans le monde environ 161 millions de personnes affectées par un déficit visuel, dont 37 millions d’aveugles1. La répartition géographique dépend évidemment de la prévalence et de la taille de la population. Ainsi, c’est en Afrique sub-saharienne que l’on observe la situation la plus préoccupante puisque 1 % de la population est affectée par un déficit visuel, soit 5 fois plus que dans les pays industrialisés. Par contre, en chiffres absolus, c’est l’Asie qui compte le plus grand nombre d’aveugles (53 % du total) du simple fait que c’est le continent le plus peuplé.

Figure 2. Causes de cécité dans le monde en fonction du développement économique
Figure 2. Causes de cécité dans le monde en fonction du développement économique

S’agissant des causes, la cataracte garde – de loin – la première place au niveau mondial (47 %), ce qui montre à quel point les services de soins oculaires restent insuffisants. La deuxième cause est le glaucome qui représente environ 12 % des cas de cécité dans le monde, suivi de la dégénérescence maculaire liée à l’âge (9 %). La rétinopathie diabétique, les opacités cornéennes, les cécités de l’enfant et le trachome représentent chacun environ 5 % des causes de cécité (Fig. 1).

Il convient cependant de noter que le profil épidémiologique varie considérablement en fonction de la situation socio-économique. Si l’on compare, par exemple, les pays les plus développés aux pays les moins développés on obtient une image symétriquement opposée, démontrant le rôle majeur de la dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA) dans les pays industrialisés, où la cataracte est opérée avant de devenir cécitante et où la rétinopathie diabétique rattrape le glaucome (Fig. 2).

Tendances et évolution

Qu’est-ce qui a changé au cours de ces dix dernières années ? Avant tout il convient d’insister sur le fait que les données publiées en 1995 et en 2004 ne sont pas statistiquement comparables car les méthodes de calcul n’ont pas du tout été les mêmes. Il n’en demeure pas moins vrai que la juxtaposition des données permet d’observer des différences qui correspondent certainement à autant de tendances.

Tout d’abord le nombre d’aveugles dans le monde a diminué, passant de 45 millions en 1996 à 37 millions en 2002 – soit une réduction de 18 % – malgré le fait que pendant cette période la population mondiale a augmenté de 8 %, passant de 5,7 à 6,2 milliards d’habitants.

On peut légitimement se poser la question de savoir s’il s’agit bien d’une véritable diminution et – dans l’affirmative – à quoi elle peut être attribuée.

Les données de 2002 reposent sur un nombre plus important d’études que celles de 1996, ce qui laisse penser que les données les plus récentes sont aussi les plus exactes. Par ailleurs, nous disposons maintenant de données fiables pour des zones géographiques qui autrefois étaient vierges de toute enquête épidémiologique. Or, les nouvelles données collectées s’avèrent inférieures à ce qui était autrefois estimé par simple extrapolation de la situation connue dans les pays voisins. Cette surestimation antérieure ne suffit pourtant pas à expliquer la différence. Plusieurs raisons peuvent être invoquées.

S’il est vrai que certains pays ont connu une dégradation de leur système de santé en raison d’une situation économique désastreuse – souvent liée à l’instabilité politique – d’autres pays ont réalisé des progrès remarquables. La prévalence de la cécité a reculé dans certains pays comme la Gambie, l’Inde, la Malaisie ou la Thaïlande. Dans de très nombreux pays les soins oculaires sont davantage disponibles et de meilleure qualité. Le nombre d’extractions de cataracte a nettement augmenté dans la plupart des pays du monde et l’implantation du cristallin artificiel s’est considérablement répandue. Il reste néanmoins impossible de déterminer dans quelle mesure ces progrès sont directement dus aux programmes de lutte contre la cécité. Dans certains pays la relation entre les efforts consentis et les progrès observés est évidente : les activités planifiées et réalisées ont directement entraîné une amélioration de la situation, comme par exemple en Gambie ou dans certains états de l’Inde. Dans d’autres pays la situation s’est progressivement améliorée du simple fait de la croissance économique combinée à une politique de santé bien menée, sans aucune action spécifique en matière de prévention de la cécité. Enfin, dans la majorité des pays, des actions ont été menées depuis des années avant d’être stimulées par l’initiative VISION 2020 et, faute de données, il n’est pas possible de savoir si la situation a changé ou non.

Quoi qu’il en soit, presque partout dans le monde, la population vieillit, entraînant ainsi une augmentation de l’incidence des maladies cécitantes. Ce vieillissement de la population, combiné à des changements du mode de vie, se solde par une transition épidémiologique. Les maladies infectieuses et tropicales déclinent. En revanche, les maladies chroniques non infectieuses sont en train de prendre la première place. Cette transition n’est pas propre au domaine de l’ophtalmologie, elle concerne l’ensemble des maladies affectant les populations dans le monde. Les maladies chroniques et non transmissibles augmentent rapidement. Par exemple, les projections concernant le diabète indiquent que le nombre de diabétiques dans le monde doublera d’ici vingt-cinq ans. En fait, cette augmentation se fera essentiellement en Asie et en Amérique latine, là où les modifications des modes de vie sont les plus rapides.

Ces changements sont évidents lorsqu’on examine l’évolution des principales causes de cécité. Malgré une croissance permanente de l’activité chirurgicale, l’importance relative de la cataracte cécitante a augmenté à l’échelle mondiale, passant de 42 % à 47 % au cours des dix dernières années. À l’inverse, le trachome a considérablement diminué – deuxième cause de cécité il y a dix ans, il ne représente plus que 4 %. Le glaucome est resté à peu près dans la même situation qu’autrefois. L’amélioration de la situation dans certains pays – y compris parmi les plus pauvres – est certes très encourageante car elle démontre que les stratégies proposées sont opérationnelles. Nous savons comment faire pour améliorer la situation, même lorsque les ressources économiques sont très limitées.

Malgré cette note optimiste l’heure n’est ni à la démobilisation ni à l’autosatisfaction. Bien au contraire nous devons redoubler nos efforts : les chiffres globaux et les moyennes cachent des réalités très préoccupantes. Dans tous les pays il existe des populations qui, du fait de leur isolement géographique, culturel ou social n’ont pas accès aux soins de qualité. Certes, la proportion de ces laissés- pour-compte varie considérablement d’un pays à l’autre et peut varier dans le temps ; elle a néanmoins tendance à augmenter, le fossé entre les riches et les pauvres ayant tendance à se creuser. La question qui se pose est donc de savoir comment combler ce fossé, comment faire pour que des soins oculaires complets et de bonne qualité soient accessibles à tous ceux qui en ont besoin.

Des défis qui se compliquent

Tout d’abord il faut reconnaître qu’il reste énormément à faire dans le domaine des priorités connues depuis longtemps. Il reste à opérer plus de 17 millions de cataractes cécitantes et des dizaines de millions d’enfants ont des difficultés à suivre une scolarité normale faute d’avoir des lunettes adaptées. Le trachome reste une cause majeure de cécité dans une trentaine de pays, affectant surtout les femmes. Des milliers d’enfants perdent encore la vue en raison d’une xérophtalmie qui aurait pu être le plus souvent évitée par la vaccination contre la rougeole. Enfin, il convient de continuer de distribuer l’ivermectine pour éviter de perdre les bénéfices déjà acquis en matière de prévention de la cécité par onchocercose.

Mais aux anciens défis viennent se surajouter de nouveaux défis provoqués par la véritable « épidémie » de maladies chroniques qui est en train de se répandre partout dans le monde, y compris dans les pays les plus pauvres. Cette transition épidémiologique aura des conséquences majeures sur l’évolution des causes de malvoyance, qui seront moins d’origine infectieuse mais davantage liées au mode de vie. Par exemple, la sédentarité croissante et les changements de régime alimentaire amèneront à une augmentation des cas de diabète et donc de cas de rétinopathie diabétique. De même, il a été observé un accroissement de l’incidence de la myopie, notamment dans les zones urbaines, probablement en rapport avec le changement de mode de vie.

Un autre changement important est le fait que les causes de cécité correspondent de plus en plus à des maladies chroniques comme le glaucome ou les complications du diabète, qui nécessitent un suivi et un traitement permanent et qui pèsent donc très lourd aussi bien sur les systèmes de santé que sur les patients, notamment en termes de coûts. Ces maladies impliquent aussi des efforts en termes de dépistage et d’éducation pour la santé pour une meilleure observance du suivi et du traitement.

Enfin, l’évolution se fait vers une diminution relative des causes de cécité évitables. En effet, au fur et à mesure que les cataractes sont opérées, que les amétropies sont corrigées et que les mesures prophylactiques se mettent en place, la part relative des causes « inévitables » va aller en augmentant. Ceci est déjà le cas dans les pays industrialisés où la dégénérescence maculaire liée à l’âge représente la moitié des causes de cécité et où les maladies génétiques jouent un rôle croissant. Ce sera aussi le cas dans les pays en développement en raison du vieillissement rapide de leur population. C’est dire que les besoins en prise en charge des basses visions vont augmenter partout dans des proportions que ni les pouvoirs publics ni les professionnels de santé ne semblent vraiment réaliser.

On peut certainement imaginer que de nouvelles stratégies de prévention et de traitement des maladies cécitantes apparaîtront, notamment dans le domaine du glaucome et de la dégénérescence maculaire liée à l’âge. La recherche avance vite et certains des problèmes rencontrés aujourd’hui trouveront sans doute leur solution dans quelques années. Il reste à espérer que le progrès – pour une fois – bénéficiera d’abord à tous ceux qui en ont le plus besoin, c’est-à-dire les plus défavorisés, et non pas seulement à une minorité de privilégiés. Malgré ces perspectives, la véritable question qui se pose dans l’immédiat c’est de savoir comment on peut mieux agir pour s’attaquer aux problèmes existants, qu’ils soient anciens et encore non résolus – comme la cataracte, le trachome et le glaucome dans leurs formes cécitantes – ou bien émergents comme la rétinopathie diabétique et la dégénérescence maculaire liée à l’âge. C’est un défi encore plus délicat qu’au moment où VISION 2020 était lancée, qui nécessite une réponse rapide et stratégique. La tâche est immense et elle se complique progressivement. L’heure n’est donc pas au saupoudrage par de petites actions, aussi généreuses qu’elles puissent être.

Il nous faut agir de façon unie et coordonnée et il nous faut surtout investir les maigres ressources dont nous disposons dans les actions qui auront le plus d’impact à long terme. Cela inclut évidemment le développement des ressources humaines et les transferts de connaissance et de technologie. Cela suppose aussi l’établissement de liens stratégiques avec d’autres acteurs, non seulement dans le domaine de la santé mais aussi dans celui du développement. Le déficit visuel représente certes un important problème de santé publique mais il est fort peu probable qu’il soit rapidement assez massif pour faire jeu égal avec les grands problèmes actuellement reconnus par les décideurs politiques à l’échelle mondiale. Nous devons apprendre à mieux communiquer en dehors de notre cercle technique et nous devons rejoindre tous ceux qui luttent pour que d’autres problèmes actuellement tout aussi sous-estimés reçoivent l’attention qu’ils méritent légitimement. Les affections chroniques, comme par exemple le diabète, les maladies cardio-vasculaires et respiratoires connaissent le même problème de manque de reconnaissance malgré leur importance évidente : faisons donc cause commune pour le bénéfice de tous et, en particulier, des plus démunis.

1. S. Resnikoff, D. Pascolini, D. Etya’ale, I. Kocur, R. Pararajasegaram, G. P. Pokharel & S. P. Mariotti, « Global data on visual impairment in the year 2002 », Bull. World. Organ., 2004, 82, 844-851.


a Acuité visuelle du meilleur œil inférieure à 1/20èmes avec correction.

b Acuité visuelle du meilleur œil < 3/10èmes et ≥ 1/20èmes avec correction. c Cette estimation a été obtenue en appliquant la prévalence précédemment observée à la population mondiale de 1996